Jeu de rôle

Pour une grammaire du jeu de rôle : définition

Il est depuis quelques temps un concept qui agite pas mal les joueurs s’intéressant à – faute d’un meilleur terme, j’espère que vous me pardonnerez – la « jeuderologie », l’étude du jeu de rôle. Ce concept, c’est celui d’une « grammaire du jeu de rôle », qui fut mentionné sauf erreur pour la première fois en France par le concepteur et essayiste Jérôme « Brand » Larre.

En dépit d’une véritable richesse potentielle, l’idée est néanmoins encore un peu floue à mes yeux, gardant pour elle une certaine aura de mystère : qu’est-ce qu’une « grammaire du jeu de rôle » ? S’agit-il d’un concept qui permettra par la suite d’améliorer notre compréhension du loisir, de démultiplier ses possibilités ? De quelque chose de plus abstrait ? L’absence d’une telle grammaire prouve-t-elle que notre activité en est encore au stade infantile ?

Ne pouvant parler au nom des autres, je vais essayer de réfléchir ici à ce que pourrait être une telle chose de mon point de vue.

Grammaire linguistique, grammaire cinématographique

Si l’on en croit le Larousse, la grammaire est d’abord la description de l’ensemble des structures linguistiques propres à une langue. J’ajouterai que, à travers elle, on cherche à décrire comment s’articulent une phrase voire plus largement un énoncé, comment leurs différentes composantes s’agencent les unes par rapport aux autres, et quelle est la fonction ou la nature de chacune de ces composantes. C’est à la fois l’étude des constituants élémentaires eux-mêmes (via la phonétique, la morphologie, la lexicographie, etc.) et celle des liens qui les unissent (via la syntaxe).

Il semble possible de transposer ce concept linguistique à d’autres arts comme le cinéma. La grammaire du cinéma contient en effet des termes comme « travelling », « montage cut », « plan d’ensemble », « contre-plongée », autant d’appellations qui, là encore, définissent ces constituants élémentaires que sont les plans (eux-mêmes définis selon des valeurs, angles de prise de vue, mouvements de caméra, déplacements à l’intérieur du cadre, etc.) mais aussi la façon dont ces plans s’articulent entre eux (à travers le rythme, le montage, les fondus, etc).

Tout « texte » (qu’il soit écrit, oral ou même cinématographique) est ainsi analysable en termes de grammaire. Il suffit d’isoler des micro-séquences ou « phrases » dans l’œuvre étudiée, de découper ces phrases et d’analyser les liens entre les différents éléments qui les constituent.

On peut même ensuite pousser le vice à faire de la sémantique, de la stylistique voire de la poétique ou de la pragmatique, c’est à dire interpréter ce que l’on vient de relever et tenter de comprendre ce que leur articulation provoque chez le public ou ce que cela laisse entrevoir des intentions de l’auteur.

Et le jeu de rôle, bon sang ?

Le problème quand on essaie d’appliquer cela au jeu de rôle, c’est que l’analyste ne dispose comme base d’étude concrète que le manuel de jeu, lequel se lit comme n’importe quel livre. Or le livre n’est pas ici l’œuvre finale, il n’est que le support de cette dernière. Le manuel n’est pas le jeu de rôle, il n’en est que la promesse, une simple porte ouverte.

Le texte littéraire et le texte filmique ont ceci en commun qu’ils s’articulent le long d’une temporalité. Parcourir une fiction peut être – grossièrement – envisagé comme un acte séquentiel : le film se déroule à son rythme de 24 images par seconde, le livre se lit un mot après l’autre. Même si je n’y connais pas grand chose, je sais que la musique présente également une forme de grammaire, un accord à la fois. Il est en revanche beaucoup plus difficile d’en trouver une dans la peinture ou la sculpture.

L’équivalent dans notre loisir, la vraie « œuvre », celle qu’il faudrait pouvoir analyser, c’est la partie, ce moment inscrit dans le temps au sein duquel des mots sont prononcés et des actes exécutés – les uns à la suite des autres, le long d’une ligne temporelle. C’est cette partie, ce mélange de mots, de communication non-verbale, de tirages de cartes, de lancers de dés, de commentaires, que nous allons pouvoir découper en unités significatives – en « phrases » rôlistiques – elles-mêmes faites de plusieurs composantes articulées.

Ne pas jeter le manuel avec l’eau du bain

Est-il pour autant absurde de chercher des éléments de la grammaire d’un jeu de rôle dans ses règles écrites ? Pas tout à fait. De nombreuses règles proposent en effet des séquences (des « phrases » rôlistiques) qui viendront par la suite structurer des moments de la partie elle-même.

Si, dans mon manuel de jeu, je décris par exemple une procédure permettant de savoir si oui ou non un personnage parvient à triompher d’un obstacle, il y a de fortes chances pour que pendant la partie les joueurs suivent ladite procédure dans l’ordre indiqué. Il est donc possible de se projeter, à partir du manuel, dans la partie future, de concevoir une sorte de modèle, de « partie idéale ».

Exemples de séquences rôlistiques

Faisons place au concret pour terminer ce premier article.

Au cours d’une partie, un joueur déclare vouloir faire agir son personnage, le meneur s’y oppose, un test est effectué et détermine si le personnage réussit ou échoue. On reconnaîtra là une séquence extrêmement courante, attachée au moins aux trois quarts de la production sinon plus. On peut la découper en un certain nombre d’étapes :

Séquence de la résolution de conflit par le test
1 Proposition du joueur (le joueur fait comprendre que son personnage veut tenter quelque chose)
2 Refus de validation et contre-proposition du meneur (le meneur de jeu répond que l’action est incertaine et propose un test pour réussir. Il laisse aussi entrevoir les conséquences négatives d’un éventuel échec)
3 Test (selon le jeu, on réfléchit aux modificateurs, aux traits mobilisés, on fait appel à l’aléatoire ou pas, on compare les valeurs finales, etc. puis on teste et on détermine si l’action réussit ou échoue)
4 Intégration de la proposition gagnante dans la fiction (le résultat du test est intégré dans la fiction, le plus souvent par le meneur de jeu)

Prenons un autre exemple, encore plus fréquent – le joueur propose une action pour son personnage, le meneur est d’accord et décrit l’effet :

Séquence de la proposition-acceptation
1 Proposition du joueur
2 Validation de la proposition et intégration dans la fiction (le meneur valide immédiatement et le montre en intégrant la proposition dans la fiction et en enchaînant sur ses conséquences immédiates)

Bien sûr, ces séquences se combinent les unes aux autres pour former cette méga-séquence qu’est la partie de jeu de rôle :

Exemple de macro-séquence :
1 Proposition du joueur
2 Validation de la proposition et intégration dans la fiction
3 Réaction et proposition du joueur
4 Refus de validation et contre-proposition du meneur
5 Test
6 Intégration de la proposition gagnante dans la fiction
7 Proposition du joueur
8 Validation de la proposition et intégration dans la fiction
Etc.

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7 commentaires

  1. Il me semble que le Big Model institué par Ron Edwards puis par les différents auteurs et participants de The Forge, est une tentative de créer une grammaire du jeu de rôle basé justement sur les parties plutôt que sur le manuel seul. Cependant il ne semble pas y avoir eu de consensus et les théories ont évolués au fil du temps.

    Je pense toutefois que les bases du Big Model correspondent pas mal à ce dont tu parles.
    La meilleure source que j’ai à ce propos est la retranscription d’une conférence de Christoph Boeckle sur laquelle je reviens régulièrement pour réviser mes bases :

    http://www.silentdrift.net/articles/nancy_resume003.pdf

    Les bases du Big Model semblent avoir fait un certain consensus dans la scène indépendante anglophone, même si certains concepts ont pu être critiqués et dépassés, elles ont le mérite de fixer des définitions claires sur lesquelles on peut discuter. En France, le manque de ressources fait que ce corpus théorique a dû mal à être partagés.
    Comme ressource, on a évidemment le blog de Frédéric Sintes : http://www.limbicsystemsjdr.com/blog-3/ Mais beaucoup d’articles nécessitent justement de connaître les bases de ce Big Model.

    Personnellement, j’aimerai bien utiliser Mandala, ma chronique vidéo, pour prochainement proposer des notions clefs du Big Model pour le rendre plus accessible.
    Après, ça reste un modèle qui ne fera pas forcément consensus au sein de l’ensemble du monde rôliste francophone, parce qu’il bouscule pas mal d’idées reçues, donc j’ai du mal pour l’instant à imaginer une grammaire commune accepté par la majorité des rôlistes.

    1. C’est intéressant mais… c’est que le début, non ?

      1. Mangelune a dit :

        Oui, clairement. C’est le « c’est quoi pour moi une grammaire possible du jdr ? »

  2. […] l’impact ont trouvé un genre de résonance dans l’excellente série d’articles Pour une grammaire du jeu de rôle de Vivien « Mangelune » Féasson. Je vous invite à parcourir ces billets, qui sont clairs, […]

  3. […] à Cthulhu) est tranquillement en train de publier une série intitulée (donc) « Pour une grammaire du jeu de rôle » que je vous recommande très fort : c’est clair, c’est pas long (si vous […]

  4. […] 2016, Vivien Féasson sort le 1er article de sa série Pour une grammaire du JDR où il pose comme unité de base l’échange. Le fait qu’une personne fait une proposition, et […]

  5. […] Article – Vivien Féasson, « Pour une grammaire du jeu de rôle : définition » , sur […]

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