Jeu de rôle

Pour une grammaire du jeu de rôle 3 : propositions et validation

Maintenant que j’ai défini les quelques termes dont j’allais me servir, il est temps d’attaquer l’analyse des échanges en jeu de rôle, en commençant par les plus élémentaires d’entre eux, ceux qui forment l’ADN non pas d’un jeu spécifique mais dessinent davantage de grandes familles. Je vais volontairement mettre de côté ici les conflits d’autorité et les mécaniques de résolution (les tests, quoi) pour me concentrer sur quelque chose de plus « basique » : les propositions et la forme que prend leur validation.

Ce qui différencie notamment un jeu de rôle d’un autre média plus statique ou plus unilatéral, c’est que les participants vont régulièrement avancer des éléments fictionnels, éléments qui seront acceptés par les autres et intégrés officiellement à la fiction globale, ou bien contredits voire même invalidés.

Pour ceux que le sujet intéresse, il pourra être intéressant de jeter un œil à d’autres textes en traitant indirectement, comme « Le système zéro » de Jérôme Larré (http://www.tartofrez.com/systeme-0/) ou le Maelstrom de Romaric Briand. De nombreux articles de Frédéric Sintès pour son blog Limbic System touchent à cette problématique, dont « Le système de jeu de rôle » (http://www.limbicsystemsjdr.com/le-systeme-de-jeu-de-role/)

Premier échange élémentaire : le cycle proposition-validation

Commençons par le cas « classique » du jeu de rôle avec meneur, tel qu’il est généralement pratiqué depuis un bon moment maintenant. Ici, le MJ joue en quelque sorte le rôle d’interface entre les joueurs et l’univers fictionnel : tout ce qui intègre la fiction passe d’abord par son filtre, ce qui affecte les échanges.

Dans mon tout premier billet, je parlais d’un échange typique, élémentaire, de ce type de jeu, le cycle proposition-validation, simplement constitué comme suit :

1 Proposition d’un joueur.
2 Validation et réintégration dans la fiction par le meneur.

Cela signifie que chaque fois qu’un joueur veut que son personnage accomplisse une action, il est censé formuler son désir sous la forme d’une proposition (« j’essaie de lui prendre son arme », « est-ce que je peux monter sur le toit de la voiture ? ») et accepter que cette proposition puisse potentiellement être invalidée par son interlocuteur.

Parce que c’est plus pratique ou parce que nous voulons garder l’illusion de notre agentivité, nous adoptons cependant souvent une formulation plus affirmative (« je me dirige vers la maison », « je lui saute dessus et lui prend sa grenade »), mais cet habillage linguistique ne change rien à la nature d’un geste dont l’issue demeure incertaine.

Par validation et surtout réintégration dans la fiction, j’entends que la nature instable de la proposition pousse normalement le meneur à paraphraser le joueur, à se réapproprier ce qui a été proposé pour pouvoir l’intégrer véritablement au récit. Prenons un exemple au hasard :

1 Joueur : je tente de lui prendre son arme.
2 Meneur : aucun problème, tu lui sautes dessus et l’instant d’après, tu as son arme dans la main. Il n’a rien vu venir et te regarde, ébahi.

On voit ici que le geste (verbal) du meneur consiste à reprendre la proposition du joueur et à la valider en la reformulant, rajoutant au passage des détails liés au monde et aux PNJs. Sans ce deuxième geste, le joueur risque de ne pas savoir si sa proposition a été entendue, validée et si oui, comment elle a été intégrée à la fiction globale.

Je disais plus haut ne pas vouloir parler des mécaniques de résolution, je ferai donc juste remarquer qu’en cas de test, on voit souvent le meneur reprendre la main et décrire la réussite du personnage-joueur, alors même que la mécanique a déjà validé ladite réussite !

1 Joueur : je tente de lui prendre son arme
2 Test – le joueur réussit.
3 Meneur : ok, tu lui sautes dessus et l’instant d’après, tu as son arme dans la main. Il n’a rien vu venir et te regarde, ébahi.

On trouve aussi des cas où le meneur « embellit » la proposition du joueur, lui ajoute ce qui lui semble manquer, ou l’arrange pour qu’elle corresponde mieux à sa vision de la fiction globale.

1 Joueur : je tente de lui prendre son arme
2 Meneur : très bien, tu lui sautes dessus avec la vitesse de l’éclair ; il fait mine de t’arrêter mais tu passes sous sa défense et te saisis de son arme, un sourire aux lèvres.

C’est un peu comme si le joueur était moins un narrateur qu’un conseiller influent : malgré l’utilisation de la première personne du singulier, le meneur reste in fine celui qui raconte l’histoire, qui sait comment le monde réagit, qui en connaît les lois. En poussant un peu, cela me rappelle en littérature la différence entre le narrateur à la première personne et l’écrivain véritable – bien caché derrière un « je » de façade (oserai-je parler de « je(u) de rôle » pour le coup ?).

Interlude historique : le cas du porte-parole

Je me permets une petite parenthèse enchantée pour évoquer un rôle présent dans les tout premiers jeux de rôle comme Donjons & Dragons ou Tunnels & Trolls et largement abandonné depuis. Dans ces titres, on trouve des joueurs et un meneur (ou plutôt un arbitre, un referee) mais aussi une sorte de super-joueur, un porte-parole (appelé Caller, Voicer ou Group Leader).

Son rôle est de servir d’intermédiaire entre les joueurs et le meneur, de canaliser les discussions au profit d’une proposition de groupe cohérente. L’échange élémentaire vu précédemment prend alors la forme suivante :

0 Les joueurs discutent, proposent, contre-proposent, etc. (ce qui constitue un échange à l’intérieur de l’échange en réalité).
1 Proposition du porte-parole.
2 Validation et réintégration dans la fiction par le meneur.

C’est là un processus assez long et très hiérarchisé, a priori lié à l’héritage « players vs players » des wargames (et qui sera lui-même je pense à l’origine des cycles proposition-validation étudiés plus haut).

Deuxième échange élémentaire : l’affirmation

Même dans le plus classique des jeux de rôle avec meneur, certaines propositions échappent au régime infernal de la proposition-validation. Pour des raisons vraisemblablement diverses (de fluidité notamment), on considère par exemple très souvent que lorsqu’un joueur veut faire parler son personnage, il doit le faire directement, sans passer par une quelconque médiation. L’en empêcher sans d’excellentes raisons est d’ailleurs souvent considéré comme un faux-pas, bien des meneurs ayant fait les frais de telles situations :

1 (Le joueur parle en imitant son personnage) Roi ou pas, je t’emmerde, yo !

Les dialogues ne constituent bien sûr pas la seule exception et il serait intéressant de s’interroger sur ce qui constitue une affirmation dans le dispositif classique, mais cela devra attendre un autre billet (ou, soyons fou, le billet d’un.e autre ?)

Toujours est-il qu’on ne peut plus parler ici de proposition mais d’affirmation : le joueur propose et valide dans un unique geste verbal.

L’affirmation est normalement l’apanage du meneur : dans la majorité des cas, celui-ci affirme en effet plus qu’il ne propose, quand il décrit le décor par exemple, fait parler ses personnages non-joueurs, les fait s’affronter… Même lorsqu’il s’oppose à un joueur, il est rare que ce dernier ait le dernier mot sans d’abord passer par le truchement d’une mécanique de résolution.

Certains jeux abordent cependant le jeu de rôle sous un autre angle de vue, en changeant certains principes fondamentaux…

Deuxième échange élémentaire, version étendue : l’affirmation du théâtre d’improvisation

Ce qui constitue une exception ou plutôt une tolérance dans le dispositif « classique » est à la base même du théâtre d’improvisation et des jeux qui s’en inspirent (je pense par exemple à certains titres du mouvement Freeform ou au Dragonfly Motel de Thomas Munier).

Dans les parties placées sous le régime de l’affirmation, toute proposition formulée est automatiquement validée par l’ensemble des participants. Elle est donc, en vérité, une affirmation.

1 Je te saute dessus et t’attrape par le col, et je te crache au visage en te disant « fumier, relâche-la ! »

Le geste suivant, autorisé dans un dispositif classique, sera donc agrammatical ici :

*T’es fou, je te laisse pas me prendre par le col ! Pas question !

car il est très mal vu de nier l’affirmation des autres participants.

L’affirmation, si elle n’accepte la négation que dans de très rares circonstances, tolère en revanche fort bien l’amendement. Un autre participant peut ainsi parfaitement ajouter sa propre touche à ce qui a été dit, dès lors qu’il ne rejette pas ce qui a déjà été formulé (on appelle parfois cette possibilité le « Oui, et… » ou le « Oui, mais… »)

On peut formuler cette possibilité ainsi :

1 Affirmation
2-1′ Amendement-Affirmation (il s’agit à la fois d’un geste complémentaire, et d’un nouvel échange, d’où ce numéro étrange)

Si nous reprenons l’exemple précédent, nous pouvons obtenir les deux discussions suivantes :

(Oui, mais…)
1 Je te saute dessus et t’attrape par le col, et je te crache au visage en te disant « fumier, relâche-la ! »
2-1′ Ok, mais tu sens alors quelque chose de pointu appuyer contre ta poitrine…

(Oui, et…)
1 Je te saute dessus et t’attrape par le col, et je te crache au visage en te disant « fumier, relâche-la ! »
2-1′ Ok, je te regarde en silence un moment. « Elle est déjà morte. »

Se passant d’une étape, l’affirmation est naturellement plus fluide, plus rapide, que la proposition-validation. L’amendement lui-même est souvent intégré discrètement dans une nouvelle affirmation et ne constitue donc pas une pause dans le récit : on continue d’avancer, tout le temps (ce qui peut se révéler épuisant).

Il devient en contrepartie plus difficile, moins naturel d’interrompre le flux. On se retrouve poussé à accepter des propositions qui peuvent nous sembler inappropriée, et ce même lorsqu’une mécanique de résolution existe : demander un test, c’est en effet nier l’affirmation de l’autre, ce que le théâtre d’improvisation déconseille justement. L’esprit profondément collaboratif de l’impro théâtrale peine souvent à s’articuler avec la philosophie conflictuelle des mécaniques de résolution.

Inflorenza, dans son mode Carte Rouge, tend par exemple à largement favoriser l’affirmation tout en conservant une mécanique de résolution pour les conflits entre joueurs. Ce qui peut parfois poser de petits soucis d’opposition : les joueurs affirment mais ne sont pas égaux, ils se lancent dans des discussions improvisées basées sur la confiance mais peuvent rompre cette confiance en demandant un test, et celui qui affirme peut se demander régulièrement s’il n’empiète pas sur les droits des autres joueurs.

Les régimes élémentaires hybrides

Plusieurs jeux sortant du dispositif classique sans devenir du pur théâtre d’improvisation se posent la question du régime sous lequel placer les propositions des participants, et optent souvent pour une approche hybride :

Hot Guys Making Out de Ben Lehman ou Swords Without Master d’Epidiah Ravachol (merci Steve J. pour le rappel) se débarrassent d’éléments cruciaux du dispositif classique (pas de meneur dans le premier, une victoire entièrement entre les mains des joueurs dans le second) pour reposer essentiellement sur l’affirmation, non sans donner à cette dernière un cadre (« qui peut dire quoi quand »). Dans le premier, on doit se limiter à quelques phrases sur un sujet déterminé par la carte que l’on joue. Dans le deuxième, un dé circule entre les participants ; récupérer le dé permet d’avoir la parole aussi longtemps qu’on le désire (je simplifie à gros traits).

Perfect: Unrevised de Avery McDalndo fait de même : pendant la phase de poursuite, vous pouvez affirmer ce que vous voulez mais devez miser des jetons de Tension à chaque description – le nombre de vos affirmations est ainsi limité par le nombre de jetons que vous voulez/pouvez dépenser (en plus, le poursuivant ne peut pas affirmer avoir arrêté le rebelle, et le rebelle ne peut pas affirmer s’être définitivement échappé). Le test n’a lieu qu’à la fin de la scène, lorsque les deux parties l’ont décidé.

Prosopopée de Frédéric Syntès fait quant à lui le pari de la coopération et de la responsabilisation : l’essentiel de la partie se déroule sous le régime de l’affirmation. Le fait d’encourager les silences permet d’ailleurs de faciliter l’articulation des échanges (il est plus facile de savoir quand quelqu’un a terminé, et d’éviter ainsi de lui couper la parole).
En ce qui concerne le problème soulevé plus haut (la rupture du flux par le conflit), le jeu le résout à sa manière : il laisse les joueurs créer eux-mêmes les obstacles, et leur permet aussi de choisir quand tenter leur résolution. Les tests émergent donc organiquement du récit, et ne semblent pas imposés de l’extérieur.
Tout est fait ici pour permettre l’agencement fluide et harmonieux des échanges, dans le pur esprit zen du jeu.

Monostatos de Fabien Hildwein autorise ceux dont le personnage est absent à faire une ou deux affirmations relativement cadrées par tour – ils peuvent décrire les souffrances des habitants ou bien les nuisances du culte de Monostatos (et remporter au passage des points de Puissance).
Une fois par tour, le PJ lui-même peut lui aussi affirmer comment son personnage se lie à un autre. Le jeu alterne ainsi de temps en temps régime de la proposition-validation et régime de l’affirmation, et il peut parfois être un peu délicat d’articuler les deux en dépit des garde-fous mis en place par l’auteur.

Perdus sous la pluie (auto-promo) place la quasi-totalité des participants dans un rôle de « MJ » – ce qu’ils affirment ne peut donc normalement être nié, juste amendé. Leur but est commun (arracher ses attaches au PJ), ce qui diminue normalement les risques de conflit. Cela pose parfois des problèmes de préséance, les « meneurs de jeu » n’osant pas prendre la parole au nom du groupe, notamment au tout début de la partie.
Le joueur dont c’est le tour est, lui, placé sous le régime de la proposition-validation (la validation est effectuée par un ou plusieurs meneurs et acceptée tacitement par les autres). Il lui est cependant possible de formuler une unique affirmation pendant son tour, mais au prix d’une diminution de ses chances de survie.

Bliss Stage offre parfois à un joueur la possibilité de « lancer » une scène de relation ; il lui est alors possible de formuler une affirmation portant sur la situation dans laquelle il rencontre le personnage de son choix (« On est dans les vestiaires, juste après le combat. Tu arrives et tu tombes sur moi en train de m’habiller. Je suis à moitié nu. Je t’aperçois alors, et je me couvre immédiatement en rougissant… ») Le reste de la scène est libre, sans système de résolution de conflits ni meneur de jeu, et est donc placé sous le régime de l’affirmation – la scène se déroule comme un morceau de théâtre improvisé entre les deux joueurs se faisant mutuellement confiance pour créer un drame intéressant, et ne sera évaluée qu’a posteriori. [en fait, Bliss Stage ne cesse de changer les règles de discussion en cours de partie, ce qui est très intéressant mais aussi parfois bancal, les combats présentant un modèle de flou problématique]

 

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