Jeu de rôle

Jeu(x) de rôle à la troisième personne

Note : ce billet se veut l’état des lieux d’une réflexion encore en construction ; sa mise à plat vise à nourrir le débat ou au moins à me forcer à articuler mes pensées.

Je viens vous parler d’un mode de jeu mis en place par les joueurs, éventuellement favorisé par certains dispositifs, dans lequel les participants s’efforcent autant que possible de détacher la narration de l’intériorité des personnages-joueurs : nous parlons, nous décrivons des entités auxquelles nous n’avons que très indirectement accès.

Encart définitoire

J’emprunte le terme « jeu à la 3e personne » au monde des jeux vidéo, qui l’associe à des genres comme le « jeu de tir à la 3e personne » (TPS), le « jeu de rôle à la troisième personne » ou bien encore le « third-person action rpg » (qui nous intéressera particulièrement ici). Dans un jeu vidéo à la troisième personne, nous contrôlons un personnage comme si notre œil était placé derrière son dos au lieu de voir le monde à travers ses yeux. L’appellation relève ainsi d’un besoin de différenciation (vis-à-vis d’un « jeu à la première personne »), ce qui explique pourquoi on ne la trouve pas utilisée dans tous les genres (on ne parle pas de « jeu de stratégie à la troisième personne » par exemple, ce type sous-entendant nécessairement une approche distanciée de la part des joueurs).

Soyons honnête : si ce terme me semble suffisamment répandu pour demeurer intuitif, mon choix de dénomination est impropre. Si je reprenais la nomenclature de Gérard Genette, je devrais plutôt parler de « jeu(x) à focalisation externe ». Ce billet est vraiment plus personnel que théorique, je ne passerai donc pas trop de temps là-dessus et me contenterai de citer le travail de Jean Kaempfer & Filippo Zanghi. La focalisation, c’est « le mode d’accès au monde raconté » : comment a-t-on l’illusion d’accéder au monde de la fiction (la diégèse) ? Comme si nous étions dans la tête d’un des personnages, comme si une sorte de caméra était posée là et nous livrait ses images, ou par le truchement d’un dieu omniscient ? La focalisation externe propose un accès à la fois intérieur au monde et extérieur aux personnages qui le peuplent : on ne lit pas ici l’avis d’un narrateur surplombant et le foyer du récit se comporte plus ou moins comme une sorte de témoin muet percevant les choses mais ne les jugeant pas, ne les interprétant pas – un peu à la manière d’une caméra.

Le problème, c’est qu’en jeu de rôle les participants sont à la fois spectateurs et acteurs et raconteurs, que tous les rôles sont poreux et que plusieurs instances narratives essayent de se partager le récit. Du coup, les notions de focalisation deviennent complexes à utiliser. On a d’un côté des joueurs qui parlent de leur personnage à la première (parfois à la troisième) personne, qui décrivent les actions de ce dernier et sont susceptible de colorer leur narration de marqueurs de subjectivité, signes extérieurs de l’intériorité de leur avatar. De l’autre côté, nous avons un ou une MJ qui gère tout un cheptel de PNJs, parlant d’eux à la troisième personne sans jamais donner l’impression que le monde se dévoile à travers leurs yeux – au contraire, si marques de subjectivité il y a, celles-ci se rapportent plus souvent à l’intériorité des PJs qui demeurent le foyer par lequel le monde est perçu (« tu sens une douleur horrible te traverser la jambe », « cet homme est monstrueux, répugnant, suintant »).

La troisième personne en bande dessinée et en jeu vidéo

Ces précautions définitoires sont bien jolies, mais il est temps de rentrer dans le vif du sujet : qu’est-ce que c’est, concrètement, cette histoire de troisième personne ?

Je vais commencer par deux exemples venus respectivement de la bande-dessinée et du jeu vidéo : Blame! de Tsutomu Nihei et la série des Dark Souls/Bloodborne avec Hidetaka Miyazaki à la réalisation. Dans ces deux œuvres ayant profondément marqué leurs médiums respectifs, le spectateur ou le joueur se retrouve plongé dans un univers dont il ne connaît pas les tenants et les aboutissants. Pire encore, nous nous voyons dissimuler les origines du personnage principal et de sa quête et nous retrouvons à suivre voire déplacer un héros dont nous ignorons tout ou presque. Dans Blame! par exemple, nous comprenons rapidement que Killee recherche un porteur de gènes sains mais nous ignorons pourquoi, qui l’envoie, quel est son passé, etc. Nous sommes directement plongés dans l’action. Parce que les dialogues, source de compréhension et d’intimité, sont logiquement réduits à la portion congrue, l’impression de distance entre notre conscience et le protagoniste se voit renforcée par une attention accrue prêtée aux décors – des décors fouillés, cyclopéens, labyrinthiques, dont le gigantisme perd le regard au profit d’un profond sentiment d’insignifiance.

Blame!

En l’absence de l’illusoire lien d’identification que nous recherchons si souvent en fiction, le personnage nous semble isolé, coupé non seulement de notre conscience mais aussi du reste du monde. S’il était tout puissant, au-dessus de cet univers auquel il s’oppose, le risque serait grand de le trouver antipathique ou froid et de se désintéresser de ses actions ; pris dans un monde titanesque, confronté à des ennemis immenses capables de l’écraser, victime d’actes de violence répétés confinant au sadisme (les morts du personnage principal sont nombreuses, aussi bien dans Blame! que dans les Souls), le protagoniste expose au contraire sa fragilité autant que sa ténacité. Sa victoire dès lors est incertaine, improbable même, et nous nous retrouvons à franchir les épreuves avec lui dans l’espoir de voir un jour la fourmi triompher.

Shadow of the Colossus

La troisième personne en jeu de rôle

En jeu de rôle, il serait tentant de prendre comme exemple la manière dont le ou la MJ gère ses personnages : ceux-ci n’offrent généralement, nous l’avons déjà dit, que des signes extérieurs d’intériorité (par exemple à travers les dialogues) et le monde n’est jamais perçu à travers le filtre de leurs perceptions et de leurs réflexions. Cette pseudo-objectivité n’est cependant que la marque d’une subjectivité supérieure, celle des personnages-joueurs qui perçoivent le monde et l’interprètent. Or la véritable troisième personne n’a de raison d’être que lorsqu’elle englobe l’ensemble du dispositif, narrateurs et protagonistes compris.

Dans le dispositif traditionnel, un effet troisième personne peut apparaître lorsqu’un joueur ou une joueuse décide de cacher à la fois les intentions de son personnage et les siennes – par exemple pour donner une aura mystérieuse au PJ, ménager un retournement de situation ou empêcher les autres participants de contrecarrer ses plans. S’il ne rend pas la chose impossible, le dispositif traditionnel ne facilite cependant pas ces pratiques, surtout lorsque le nombre de participants augmente. La nécessité d’accorder régulièrement ses violons dans une organisation de table assez souple tend à favoriser des narrations exhibant leurs intentions sous-jacentes, afin de ne pas courir le risque d’être mal compris.

De nouveaux dispositifs peuvent donc être mis en place à travers des jeux spécifiques. kF me semble une autrice particulièrement investie dans ce domaine. Elle offre en effet un exemple assez direct de tentative de transposition de l’ambiance des Souls avec Cimetière, jeu encore en construction : le lore accessible par fragments, le jeu en duo 1 PJ – 1 MJ, les règles minimalistes laissant libre cours à l’exploration d’une sorte de monde virtuel ennemi du protagoniste, tout ceci contribue réduire les résistances du jeu de rôle traditionnel et à mettre en place une narration dans laquelle chaque participant cache davantage d’informations qu’il n’en révèle, l’espace ainsi libéré laissant une large place à l’interprétation : si la personne en face ne me donne pas beaucoup d’informations pour comprendre ce qu’elle crée, j’aurai davantage de marge pour imaginer ce qui reste dans l’ombre.

Une autre de ses créations, La Clé des nuages, me semble plus intéressante encore : ce jeu en duo, qui raconte la quête d’un mage à travers une structure fantasmatique, casse un code essentiel à la majorité des jeux de rôle en proposant à la personne qui contrôle le protagoniste (le Mage) d’en savoir davantage que la personne chargée des descriptions (l’Image). Le fait que la quête du Mage doive rester cachée à l’Image jusqu’au bout de la partie me semble favoriser une mise à distance du protagoniste dans le récit ; peu importe que la personne jouant le Mage imagine quantité d’informations le concernant, ce qui compte, c’est ce qu’elle va rendre accessible aux autres participants. Autre mécanique favorisant la troisième personne, le partage très tranché de la narration : à chaque tour, l’Image pose une situation comportant un obstacle puis le Mage décrit comment il parvient à passer – sans jet de dé ni validation de quelque instance que ce soit. Cette règle offre une réponse à l’un des problèmes centraux de la troisième personne : pour pouvoir mettre à distance le protagoniste, je dois aussi pouvoir mettre à distance une partie de l’intrigue – ne pas montrer ou connaître l’identité des employeurs du personnage, le message qu’il glisse à l’intendant pour passer sans encombre, les raisons qui le poussent à venir assassiner quelqu’un… autant de situations qui nécessitent d’ordinaire une négociation joueur-MJ ainsi qu’une bonne dose de transparence. Même sans aller aussi loin (je peux incarner un étranger sans passé qui se contente d’agir sur le monde), sans une forte agentivité je vais devoir passer mon temps à discuter avec les autres participants et expliciter mes intentions – autant de moments qui vont à l’encontre du sentiment de dépossession que le jeu à la troisième personne essaie de produire.

Développements

Bien sûr, il s’agit là en réalité d’une forme spécifique de ce que l’on pourrait appeler la troisième personne, et d’autres formes voisines existent déjà.

En littérature, je pense notamment au No Country for Old Men de l’écrivain Cormac McCarthy (et son adaptation par les frères Coen), qui s’attache à dépeindre minutieusement les actions des personnages sans nous donner un accès direct aux raisons qui les poussent à agir ainsi. Le monde ainsi dépeint s’éloigne du psychologisme usuel et semble peuplé d’êtres pris dans de véritables spirales de petits gestes infiniment redondants dont la précision masque en réalité une impuissance mortelle. C’est là un mode narratif qui pourrait être transposé en jeu de rôle si ce n’est pas déjà le cas.

Plus proche de nous, on peut penser aux jeux de rôle récents de Côme Martin, qui semblent vouloir se concentrer moins sur l’exploration romantique de drames humains que sur la description mouvante de vastes lieux peuplés de tâches éphémères de subjectivité. Dans Grand hôtel (encore en cours de création), la plupart des tours de jeu permettent de faire émerger les pièces d’un hôtel démesuré à travers les visions fragmentaires de leurs occupants (morceaux de discussions dans un restaurant, description d’une chambre via l’arrivée de plusieurs personnes à des époques différentes, couloir indirectement représenté par les scénettes que les portes entrouvertes laissent deviner, etc.). C’est ici moins la fuite de la subjectivité que sa fragmentation et sa démultiplication qui sont au cœur du dispositif.

La réflexion ne fait que commencer. L’un des enjeux majeurs du jeu de rôle à la troisième personne pourrait être lié à la notion de communication : comment créer à plusieurs en en disant le moins possible ? On peut aussi se demander comment incarner des personnages qui en savent davantage que nous-même, avec l’aide de quels dispositifs ?

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