Jeu de rôle

Pour une grammaire du jeu de rôle 5 : le renforcement

Dire n’est pas montrer

Je ne crois pas vous révéler quelque chose mais notre loisir est plutôt basé sur le langage (même si on aime les dés). Si je reprends le vieil adage « les paroles s’envolent », vous pouvez rapidement deviner quel est le problème derrière cet état de fait, celui de la volatilité des mots et l’impact de cette volatilité sur la fiction perçue par chacun des participants.

Pour être plus concret, je vais prendre un exemple : imaginons que dans un univers un peu fou, je décide de jouer non pas un être humain ordinaire mais un homme-hérisson (je pique l’exemple à une partie de Marchebranche de Thomas Munier mais je l’utilise de façon purement théorique, n’y voyez donc surtout pas une critique). Une créature qui a un long museau, des pattes griffues et une grosse masse de piquants depuis le bas du dos jusqu’au sommet du crâne, mais qui à part ça se tient debout sur ses deux jambes, parle la langue commune, a un métier et participe à l’aventure comme les humains du groupe.

Si j’étais dans un médium beaucoup plus visuel comme le cinéma ou le jeu vidéo, j’aurais sans doute des problèmes d’effets spéciaux et d’animation, je devrais bosser comme un dingue pour pouvoir reproduire de façon crédible une telle bestiole, mais au moins chacune des interventions du personnage viendrait automatiquement rappeler ce à quoi il ressemble. Jamais le spectateur n’oublierait qu’il est un homme-hérisson. L’image s’imposerait à tous. Le plus fort, c’est qu’elle s’imposerait sans alourdir pour autant la narration, une image montrant énormément en un temps ridiculement court.

Le jeu de rôle en revanche – tout comme la littérature – est fait de mots, lesquels constituent un moyen de communication bien plus rétréci que l’image ; les mots vont à l’essentiel, laissent une large part à l’imagination de ceux qui les reçoivent, et ne peuvent tendre vers l’exhaustivité qu’au prix d’une looooongue accumulation.

Le hérisson invisible

Je peux ainsi commencer la partie en décrivant soigneusement mon homme-hérisson ou me contenter d’évoquer sa nature en une phrase et laisser l’imagination de chacun faire le reste, puis jouer pendant des heures sans jamais dire quoi que ce soit pour raviver cette idée dans l’esprit des autres participants. Prenez les énoncés suivants :

Joueur : je prends un air apitoyé en le regardant avant de fermer la porte.

Joueur : je lui dis qu’elle est dure en affaires avant de lui payer ce qu’elle demande en maugréant pour la forme.

Meneur : ton bâton propulse sans difficulté son arme dans les airs. Elle tourbillonne un instant, puis tombe au sol derrière toi.

Aucun de ces énoncés ne vient rappeler que ce n’est pas un être humain qui parcourt ici le monde de la fiction ! Ce pourrait tout aussi bien être un homme ou une femme (encore que certains marqueurs grammaticaux puissent permettre de faire la différence entre les deux sexes), un géant, un elfe, un pantin, un biscuit de Noël, etc.

Au fur et à mesure de l’histoire, cette caractéristique essentielle du personnage va finir par s’estomper. Je ne pense pas pouvoir affirmer que les participants vont l’oublier véritablement – si on leur demande trois heures plus tard quelle est l’espèce du personnage en question, ils s’en souviendront vraisemblablement. Il s’agit davantage d’une déréalisation de la caractéristique « homme-hérisson », d’un manque d’incarnation de cet élément au profit d’autres plus représentés (si l’on se base sur les phrases ci-dessus, son humanité, son sens de l’honneur commercial ou bien encore le fait qu’il est doué au bâton).

Le renforcement

C’est là qu’intervient le renforcement. Il s’agit d’un geste qui a pour but premier de raviver un élément déjà établi, de lui redonner un peu de « corps » et de le sortir de la brume dans laquelle il commençait à sombrer. Par exemple :

Joueur : euh il est pas trop surpris de voir un homme-hérisson toquer à sa porte ?

Joueur : je m’arrête et me mets à renifler, mon long museau pointé vers le ciel.

Joueur : je te serre la main et tu sens quelque chose te piquer. « Désolé, j’oublie toujours que vous autres humains avez la peau fragile ».

Meneur : tu peines à passer à travers le trou, tes piquants raclent les parois avec bruit.

Un renforcement peut ainsi se contenter de rappeler l’existence d’un élément ou d’une caractéristique (surtout si les autres participants semblent l’oublier) mais il peut aussi apporter de nouveaux détails ou un nouvel éclairage. On peut « zoomer » sur l’élément (un homme-hérisson, c’est un museau, des piquants, etc.) ou développer de nouvelles interactions avec le reste du monde (ça pique ceux qui veulent lui serrer la main, ça a du mal à passer dans les trous, etc.).

Comme vous pouvez le voir, ces renforcements ne sont pas toujours le fait du seul joueur concerné, bien au contraire : il est souvent extrêmement intéressant de renforcer les éléments avancés par un autre joueur puisque cela montre que vous vous intéressez à ce qu’il apporte à la partie et à ce qu’il veut jouer. Si personne ne renforçait les éléments apportés par les autres, on ne se retrouverait plus avec une partie de jeu de rôle mais avec cinq types parlant chacun dans leur coin.

L’anti-renforcement

Le geste inverse du renforcement est vraisemblablement l’effacement. Ne jamais reparler d’un élément, c’est en effet le condamner au pire à l’oubli et au néant, au mieux à une demi-existence flottante – le terme « élément spectral » pourrait sans doute convenir.

Conclusion cristalline

La constitution d’un univers fictif partagé nécessite de reprendre régulièrement les propositions des autres, de les amender, d’interagir avec elles ; le monde de jeu de rôle n’existe pas en soi, en dehors de la parole qui lui prête vie et de la trace mémorielle nécessairement subjective qui en reste. Lorsque je valide par exemple, je donne en quelque sorte de la force à la proposition qui vient d’être faite.

Le renforcement n’est ainsi que la face émergée de l’iceberg, la cristallisation d’une composante essentielle que l’on peut retrouver disséminée partout ailleurs.

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3 commentaires

  1. Maitresinh a dit :

    Beaucoup de jeux narratifs font du re-emploi des elements créés par les autres un pivot du systeme et de l’élaboration/progression de l’histoire. C’est le cas de Sword without master ou du comité pour l’exploration des mystères.
    Pour mémoire. ..

    1. Mangelune a dit :

      J’ai failli au départ faire un paragraphe sur les jeux à partage de narration plus large mais finalement je pense que tout jeu de rôle est suffisamment basé là-dessus pour que la différence soit négligeable.

      En tous cas je me souviens pas à la lecture de SwM d’une particularité si importante, est-ce que tu aurais un exemple concret là-dessus ?

      On peut peut-être dire que dans un jeu type « Perdus sous la pluie » voire « Polaris », où tout le monde avance des propositions en simultané, le fait de ne pas renforcer certains éléments (voire de les effacer d’emblée en faisant comme si on ne les avait pas entendus la première fois) constitue un moyen relativement efficace pour « épurer » la fiction et éviter qu’elle ne finisse à l’état de machin boursouflé. Ce qui peut aussi se changer en pratique brutale à l’égard de ceux qui ont du mal à faire passer leurs idées. Mais encore une fois on retrouve ça dans n’importe quel jdr – un joueur non meneur de jeu fait aussi plein de propositions, et certains joueurs voient systématiquement leurs suggestions tomber dans l’oubli.

  2. […] peux aussi citer une technique avancée comme le renforcement qu’évoque Vivien Féasson, à savoir rappeler par mes descriptions des détails qui sont […]

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