Introduction : le méta-jeu humoristique
Commençons par diviser très artificiellement les groupes rôlistes en deux camps opposés : les tenants de la soirée décontractée entre amis d’un côté, et les partisans d’une immersion totale dans l’univers fictionnel de l’autre. Si l’on observe la deuxième catégorie, on constate qu’elle tend à regarder d’un très mauvais œil un type d’intervention que la première catégorie recherche au contraire activement : la plaisanterie hors-jeu, ou plus précisément le méta-jeu à visée humoristique.
Par méta-jeu, j’entends tout d’abord « qui n’est pas prononcé ou exercé à l’intérieur du cadre fictionnel » – j’exclue de fait les plaisanteries « en jeu » puisqu’elles me semblent relever de mécaniques légèrement différentes. On est hors de la diégèse, du monde fictif mais cela ne veut pas dire qu’on n’y fait pas référence, bien au contraire. J’exclue également de cet article les blagues hors-jeu et donc complètement déconnectées de la partie (si un joueur se met à en raconter une bien bonne qu’il a entendue au boulot ou à faire sursauter son voisin de table sans raison, cela sort du cadre de ces lignes). Je parle en fait de tous ces moments où un ou plusieurs participants font de l’humour à l’égard de ce qui se passe dans la partie.
Positionnement et maelstrom
La plaisanterie méta prend très souvent la forme d’une hypothèse fictionnelle, portant soit sur l’univers de jeu soit sur les actions potentielles des personnages. Dans les deux cas, on évoque ce qui pourrait se passer dans la fiction, par exemple :
– « T’imagine, si ça se trouve c’est lui le traître et nous on le suit comme des débiles ! »
– « Oh ce serait trop bon, ça, on entre dans la forteresse et en fait il y a personne… »
– « Et si je débarquais dans la chambre de la princesse, comme ça, à poil ? »
J’ai bien conscience que ces exemples ne vous feront pas vous tordre de rire derrière votre écran. Pourtant, en cours de partie, dans un contexte particulier, ils peuvent avoir un effet redoutable sur les participants.
Pour expliquer la raison et la force de ces plaisanteries, je vais recourir au concept de maelstrom élaboré par Romaric Briand (Sens Hexalogie, Le Val). Notre loisir est le loisir suprême de l’interactivité : pendant une partie, chaque joueur est confronté à une multitude de micro-instants durant lesquels il doit choisir quoi faire parmi un nombre infini de possibilités (y compris celle de ne rien faire). Ce brainstorm permanent qui prend place dans la tête d’un joueur donné est relié aux brainstorms des autres participants à travers la partie de jeu de rôle pour constituer un maelstrom, une sorte de méga-brainstorm collectif où les idées de chacun influent sur celles des autres tout en étant transformées à leur tour.
Ces moments où il est nécessaire de faire un choix, Frédéric Sintès (Prosopopée), Emilie Care Boss (Breaking the Ice, Under my Skin) et Vincent Baker (Apocalypse World, Dogs in the Vineyard) les appellent fort justement positionnement. Ces positionnements relèvent de processus mentaux plus ou moins intenses pendant lesquels le joueur évalue la situation, la compare à toutes les informations en sa possession, envisage plusieurs possibilités dans le but d’en choisir une avant de la communiquer aux autres participants.
Le positionnement est à mon sens ce qui fait le cœur du jeu de rôle, ce qui rend notre loisir unique par rapport aux autres. Mais c’est a priori un phénomène mental impossible à partager avec mon groupe d’amis ! Si mon voisin de table décrit l’action de son personnage, j’ai accès à son ultime choix mais pas à toutes les possibilités qu’il a finalement refusées. Si personne à la table ne communique sur ses choix, nous nous retrouvons assez vite non pas en situation de maelstrom mais de brainstorms parallèles, chacun réfléchissant dans son coin en silence et ne s’exprimant qu’une fois sa décision prise.
Un humour des non-choix
C’est là qu’intervient l’humour méta qui est en fait un humour quasiment réservé au phénomène de la partie de jeu de rôle. Il s’agit au fond d’un humour des possibles, d’un humour des non-choix. Parmi toutes les possibilités envisagées lors du positionnement, certaines sont absurdes, parodiques, burlesques, susceptibles de ruiner en un instant la cohérence de la fiction élaborée. D’autres sont statistiquement si improbables et si risquées qu’elles ne valent pas la peine d’être tentées. Elles ne trouveront a priori jamais leur place dans la fiction.
De son côté, le processus de sélection des possibles est si intense que nous voulons le partager. Comment faire pour communiquer la richesse qui habite notre esprit sans gâcher la partie elle-même ? Nous optons pour un compromis, une blague « inoffensive » pour la fiction, un « ce serait drôle si je choisissais ça/si il se passait ça… » exprimé à voix haute.
Le risque du tout méta
Bien sûr, le méta-jeu humoristique comporte aussi son revers. Comme je le disais en début d’article, deux pôles s’opposent dans une partie, la construction de la fiction et le renforcement du lien social. La plaisanterie du non-choix reste… un non-choix fictionnel, qui risque par sa démultiplication de figer la progression de l’histoire.
Je pense ne pas être le seul à avoir vécu des quantités innombrables de parties où les blagues méta occupaient plus des trois-quarts du temps de jeu et où le sentiment amer de ne pas avancer venait ternir le plaisir ressenti à la table. Faire une plaisanterie méta peut ainsi constituer une façon rassurante de pratiquer notre loisir sans le pratiquer, de faire des choix sans les faire, bref de prendre le minimum de risques possibles. Il me semble même que certains joueurs recherchent avant tout ce genre de sensations dans notre loisir, la fiction produite étant alors moins un but qu’un support apprécié pour les opportunités de blagues méta qu’il procure. Ce plaisir propre au jeu de rôle pourrait expliquer le fait que des groupes continuent d’apprécier de jouer alors même que leurs parties ont cessé de les charmer au niveau strictement fictionnel.
Conclusion
L’humour méta-jeu est à mon sens normal, salutaire et indispensable à une partie de jeu de rôle. Il sert de soupape au stress du positionnement, permet de communiquer avec les autres sur ce qui fait le sel de la partie et renforce le maelstrom entre les participants. Il est le moyen que nous avons naturellement de partager un processus mental tout en préservant l’intégrité de la fiction élaborée. A condition bien sûr de ne pas aller trop loin et de ne pas étouffer le positionnement lui-même sous une tonne de non-choix.
[…] (de Thomas) http://www.vivienfeasson.com/2015/05/20/le-rire-meta-element-vital-du-jdr/ http://www.limbicsystemsjdr.com/combativite-absorption/ […]
Mais par rapport à ton titre, pourquoi ce rire méta serait-il un élément « vital »,
si les partisans d’une immersion totale n’en ont pas besoin ?
En fait je ne crois pas à l’immersion totale en jeu de rôle (et je ne parle pas de GN ici), je crois que toutes mes parties de jdr sans exception ont comporté une dose d’humour méta; même en admettant que cela soit possible, je pense que ceux qui se couperaient de cette forme d’humour se priveraient de quelque chose de très important.
Après effectivement vital est sans doute un peu provoc comme adjectif, on ne meurt pas de ne pas rire en jeu de rôle 😉